"Liaisons Dangereuses"
Qu’est-ce qui a commencé à te faire apprécier la musique ?
J’étais bloqué à la maison en mai 68, j’ai découvert Otis Redding et Sam & Dave, parce que mon père avait les vinyles de Stax Records. J’ai un album d’Otis, la pochette est un gros plan négatif qui s’appelle je crois The Dock Of The Bay, il y a une version live de « Try A Little Tenderness », je connais la moindre mesure par cœur. Le premier truc où je me suis rendu compte que le son pouvait changer quelque chose, c’est « Waiting In Vain » de Bob Marley. Mon père me met le casque sur les oreilles et me dit « Ecoute ça, on a l’impression qu’on est assis au milieu du studio ». Et c’est vraiment ça.
Accès dans les studios
Je suis un enfant de la balle, j'ai grandi dans le spectacle. Mon père était un imprésario, comme on disait à l’époque. Il faisait des galas, il y avait un orchestre. Ma première tournée, j’ai deux ans et demi, il y a Annie Cordy en première partie et Luis Mariano en vedette. Après je sais que Polnareff se barrait en vacances avec nous, mon père a tourné avec Johnny, Sardou pendant des années, j’ai grandi dans ce milieu là. La grande famille du spectacle français.
Je me retrouve à être l’assistant de Pierre Billon qui produit des titres pour Sardou et je vois travailler Roland Guillotel qui est à l’époque «The star» de la variété française. Il fait Sardou, Hallyday, Sylvie Vartan, tous dans la même journée ! On est en 1977/78. Je rentre au «Studio 92» comme assistant en octobre 79, Au début, tu roules les câbles, tu vas chercher le café, le thé à la menthe quand c’est Sylvie Vartan, voilà. Et ça dure six ou sept mois. J’apprends, j’observe. La chance que j’ai, c’est que Roland Guillotel quitte le studio pour faire partie de l’aventure du Palais Des Congrès. Je commence à faire quelques trucs tout seul dont un album en espagnol avec Hervé Vilard, puis quelques maquettes pour un film avec Alain Bashung «Le Cimetière Des Voitures». Puis les maquettes deviennent des «defs» puis nous partons à Londres pour mixer la musique du film avec l’équipe d’Elvis Costello. À Londres au studio Maison Rouge je suis scotché par ce que je vois et ce que j’entends. De retour sur Paris Bashung m’appelle et me dit «Tu sais pépère, j’ai vu les mixes à l’image, c’est pas bien, c’était mieux les mises à plat que nous avions fait ensemble nous allons donc tout remixer avec toi». Sur le moment je ne vois pas de quoi il parle, je ne m’étais toujours pas remis de mon escapade londonienne… mais à priori le côté plus naïf des mises à plats collait mieux à l’image… Cette collaboration débouche sur une autre musique de film puis un an après, il me dit qu’on part au studio de Longueville pour enregistrer l’album Play Blessures.
L’album avec Gainsbourg
C’est ça. Nous partons tout l’été pour avancer sur Play Blessure les musiques avancent bien pas les textes… Brouillé avec Boris à l’époque il a emmené un mec avec lui pour écrire mais rien ne sortira de ces sessions , pas un mot. On rentre à Paris, les musiques sont finies mais les voix sont toujours en lavabo, on n’a pas un texte en français. Au bout de quinze jours il me dit « J’ai appelé Gainsbourg, t’en penses quoi ? » Je lui dis « Que du bien ». Et là, on s’enferme de nouveau au studio 92 où on fait les voix. Ils écrivent les textes en début d’après-midi tous les jours au bar en face du studio et moi j’arrive à 17h, les tables sont pleines de verres et je me demande même en quoi ils parlent des fois. On fait les voix pendant quinze jours/trois semaines avant d’attaquer les mixs. Et c’est magique d’être assis entre les deux, vraiment magique.
Il y avait une méthode ?
Oui, double Dubonnet Perrier, Suze Perrier pour l’un, Gin grenadine pamplemousse pour l’autre. C’était une bonne méthode. Et quand j’arrive, woaw. Comme c’est un petit rade de quartier à 100 mètres des usines Renault à Boulogne, il commence à y avoir tous les poivrots du coin qui déboulent et le patron est un peu emmerdé. Finalement il les installe dans la cour qui n’est pas prévue pour ça, où il leur amène une table et ils sont tranquilles. Par contre il y a la fille du patron, qui doit avoir seize, dix-sept ans, qui voit les deux «oiseaux» et qui commence à passer dans la cour, aller retour, avec la mini jupe au ras de la salle de jeu et c’est dans les textes. « Lavabo » c’est vraiment ça, « la fille du patron, faut lui donner au fond du couloir troisième porte à droite », voilà. autobiographique.
Définir le son
On a cette boite à rythme TR808 dont Marvin Gaye s’est servi pour ses derniers morceaux, « Sexual Healing » et tout ça, moi à l’époque j’écoute Soft Cell et le premier album de Joy Division. Et ça me semble normal. C’est paradoxal parce qu’il y a une noirceur évidente sur l’album alors que nous rigolions toute la journée, super ambiance pour faire les rythmiques, qui contraste avec la froideur sans limite de la musique. Difficile à expliquer. Puis vient la période des mix sans automation , sur le coup, je ne sais pas ce que je fais. Je le fais, je ne me pose pas de questions.
Ca déclenche quoi pour toi ?
D’un seul coup, tous les cheveux rouges de France et de Navarre me téléphonent : « C’est quoi ce disque ? Peut-on travailler ensemble ? » Dans ce Studio 92, endroit mythique de la variété française, déboulent en plus de Bashung des gens comme Oberkampf, A Trois dans les WC, Sapho, Le Baron, Kas Product.
A ce moment-là, tu deviens le producteur mixeur de l’underground ?
J’en fais quelques années et j’arrête vers 1985/1986 pour passer à autre chose. Et puis il y a ma première rencontre avec EJM le rappeur Élément dangereux. Ça correspond à un changement de vie, donc changement de musique.
À la fin des années 1980, début 1990, je découvre le rap français. J’ai déjà écouté un peu de rap américain. J’ai scotché sur le premier album de Tribe Called Quest. Je rencontre EJM, je vois l’ « Elément Dangereux ». J’ai bossé avec Renaud, fait le gros tube de Francis Lalanne (« On Se Retrouvera »). Quand maintenant je vois les chiffres des disques qui se vendent, les mecs qui disent « On a fait 6000 ventes cette semaine »... Je me souviens que pour On se retrouvera c’était 25 000 exemplaires par jour…. Puis Les Liaisons Dangereuses avec Doc Gynéco , 2 albums avec les Rita Mitsouko , jamais de plan de carrière mais de belles rencontres.
Tu as des secrets de fabrication ?
Le groove. C’est le groove qui me donne le son. Il faut que ça me plaise aussi. On donne, on reçoit. C’est un échange.
Concernant Lunatic, comment te retrouves-tu dans cette aventure ?
Je ne me souviens plus. Je me retrouve à mixer avec Jean-Pierre Seck et Géraldo. Ce sont des gens que je croise pendant Les Liaisons Dangereuses, qui est vraiment l’album des connexions. Ca a duré huit mois au studio Twin, pour l’enregistrement puis 1 mois au studio + 30 pour le mixage. Je n’avais jamais vu un budget d’album pareil.
Tu dois avoir des heures de bandes inédites ?
Oui. Il y a de tout. Il faudrait faire une intégrale, une réédition Deluxe, retrouver déjà le directeur artistique de l’époque, Thierry Planelle. Il connaissait son boulot et son artiste. Pour les bandes, il faudrait demander à Virgin. Mais le producteur de Renaud, Thomas Noton, qui a fait l’inventaire des bandes EMI, il y a quelques années doit savoir.
Quel est ton rapport avec les artistes ?
Par exemple pour Temps Mort de Booba l’équipe des 45 Scientific était passé me voir au studio + 30 alors que je mixais l’album X Raisons du Saian Supa Crew. Ils n’avaient pas l’air contents de la première version de l’album. Ma seule demande a été d’être seul et tranquille avec Booba afin d’éviter toute interaction extérieure. Le lendemain, j’avais commencé avec le titre « Indépendant » Tout le staff a déboulé au studio pour écouter et valider. À la fin du titre ils se sont tous regardés et Géraldo m’a dit : « À partir de maintenant, tu seras tranquille avec Booba ». C’est un grand disque.
Il a amené quoi, Booba ?
Sa vibe. Après, il peut me dire « Vas-y, vire ce cut-là ». Moi, je fais les cuts au feeling à la console, pas à la souris. Tu mets voix, batterie et puis c’est le flow de la voix qui t’amène au cut. Sur « La Lettre » dans Mauvais œil il y a des cuts qui sont devenus hyper célèbres , quand tu regardes le DVD de la tournée à Marseille : tout le monde connaît les cuts par cœur c’est génial.
Le rap français, il y a des moments où ça t’a gonflé ?
A un moment donné, j’avais l’impression d’être devenu une usine. Je faisais dix trucs de rap par an, je devenais fou. Je fais des cuts, des suivis, des cuts, des suivis. Tu as besoin de vacances… Puis je me suis retrouvé à produire le premier album d’Anis, La Chance. Ça a été un virage ce disque. J’ai mis le hip-hop entre parenthèses durant quelques années et ça m’a fait du bien. Je suis parti faire du hard rock à Berlin, un peu d’électro, c’était cool. Je suis revenu, j’ai fait des musiques de films, mixé Le Roi Lion en 14 langues.
Je me rebranche sur le hip-hop quand je croise Fonky Flav de 1995 dans le couloir d’un studio qui me dit : « Excuse-nous, on est en retard sur le mix aujourd’hui…ha c’est toi Mitch ça te brancherait de venir mixer un ou deux titres sur l’album ? - Bien sûr ». Je ne les connaissais pas et en fait j’ai mixé neuf ou dix titres sur l’album Paris Sud Minute. Je me suis remis un peu au rap en mixant l’album de SCrew et celui de L’Entourage.
Il y a le JoeyStarr Nathy, l’album Caribbean Dandee.
Joey, c’est une rencontre tardive mais je crois qu’on a bien rattrapé le temps perdu. Une belle aventure , je souris quand j’écoute l’album encore aujourd’hui.
Entretiens avec Olivier Cachin.
Remerciements à Julien Lienard, Christophe Boulain, Eliot Pulliccino et Sébastien Fallourd pour leurs photos.